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Mamadou Diouf : « L’histoire impériale ne peut plus être énoncée exclusivement par la France »

Le 1er décembre 1944, des dizaines de tirailleurs africains étaient abattus par l’armée française dans le camp militaire de Thiaroye, en banlieue de Dakar, au Sénégal, pour avoir réclamé le paiement de leur prime de démobilisation.
Ce massacre, qualifié de « mutinerie » jusqu’en 2014 par les autorités françaises, a ressurgi au centre des débats à la suite de l’octroi, en juin, par le président Emmanuel Macron, de la mention « Mort pour la France » à six tirailleurs. Une mesure critiquée par Ousmane Sonko, le premier ministre sénégalais, qui a estimé que la France ne pouvait pas décider ainsi de manière unilatérale sur ce dossier mémoriel longtemps passé sous silence.
Arrivés au pouvoir, en mars, M. Sonko et le président Bassirou Diomaye Faye entendent faire la lumière sur ce crime colonial et réintégrer « Thiaroye » dans le roman national. D’importantes cérémonies d’hommage aux tirailleurs tués il y a quatre-vingts ans sont notamment prévues le 1er décembre à travers le pays.
Mamadou Diouf, historien à l’université Columbia de New York et président du comité de commémoration, analyse l’enjeu politique et mémoriel du massacre de Thiaroye.
Ces commémorations constituent un acte fort, une manière de dire que l’histoire impériale ne peut plus être énoncée exclusivement par la France. A Thiaroye, ce jour-là, des hommes qui étaient allés libérer la France ont été abattus pour avoir réclamé leurs pensions et indemnités.
Durant des décennies, la France a entravé la mémoire de ce massacre et exproprié les Africains de cette histoire. Thiaroye est une tache morale indélébile que l’ancien colonisateur a longtemps tenté de dissimuler, en interdisant, par exemple, la diffusion du film d’Ousmane Sembène [Camp de Thiaroye, tourné en 1988], ou en niant les faits.
Aujourd’hui, la nouvelle classe politique dirigeante sénégalaise affiche sa volonté de se réapproprier un nouveau récit et de produire le sien. Elle est par ailleurs à la recherche d’un discours panafricain capable de fédérer une région troublée par les conflits au Sahel. D’où la place centrale accordée aux pays voisins dans ces commémorations. Ces tirailleurs, qui n’étaient pas uniquement sénégalais, mais aussi maliens, burkinabés, guinéens, ivoiriens, ont tous été victimes de la violence coloniale.
Cet événement intervient dans une séquence paradoxale. Un moment d’euphorie où l’Europe et les Etats-Unis célèbrent la fin du cauchemar fasciste. Les Africains aussi croient alors en une nouvelle « aube », une ère de libertés, d’égalité, comme l’attestent les vifs débats d’alors sur la démocratie.
Mais de ce sursaut émancipateur, comme après la première guerre mondiale, les Occidentaux ont exclu les Algériens, les Subsahariens, les Indochinois, en leur lançant à la figure : « Retournez à votre place. » C’est dans cette France nouvelle portée par l’idéal européen et le gaullisme que surgit le massacre de Thiaroye. [Léopold Sédar] Senghor, [Aimé] Césaire et [Frantz] Fanon ont saisi dans leurs écrits cette tension entre l’aspiration à la liberté et la violence coloniale déchaînée.
Durant des décennies, la France a délibérément obstrué l’accès aux archives. Le doute est donc permis. L’embargo politique a longtemps été la norme, ce qui explique le silence de Senghor sur ce carnage, alors qu’il avait été le premier à le dénoncer dans un poème écrit quelques jours après le 1er décembre 1944. Mais, une fois président, il n’en a plus parlé.
Lorsqu’il était député [français, de 1945 à 1951], Lamine Guèye avait demandé l’ouverture d’une commission d’enquête parlementaire. Mais une fois porté à la présidence de l’Assemblée nationale [du Sénégal, de 1960 à 1968], lui aussi s’est terré dans un silence complice.
Qu’un Etat tente d’imposer son récit face aux victimes de la violence coloniale est un fait constant dans l’histoire. L’Etat produit de l’histoire afin de valider son hégémonie politique. Quand Robert Paxton, un historien américain, travaille sur le régime de Vichy, il se confronte au récit officiel. Mais il a malgré tout fait sauter les verrous. C’est ce qui pourrait se passer sur Thiaroye, d’où la pugnacité des autorités sénégalaises.
L’enjeu est donc de maintenir nos exigences. Notre comité a identifié une liste d’archives non remises. Il a aussi cartographié les sites où elles pourraient être conservées en France. En collaboration avec les autorités françaises, une délégation composée d’historiens, d’archivistes et de documentalistes sénégalais se rendra dans quelques jours en France.
Ni les autorités sénégalaises, ni le comité ne sont mus par une lutte contre la France, mais par une volonté très forte d’éclairer les faits et de produire un récit historique le moins contestable possible.
Ces documents ont bien été présentés en 2018, lors d’un précolloque réunissant des chercheurs africains. Mais leur exploitation ne s’est pas poursuivie pour des raisons administratives et politiques. A l’époque, le président Macky Sall avait montré peu d’intérêt pour ce sujet, embarrassant diplomatiquement. Mais la volonté politique de son successeur a permis de les rendre disponibles, même si l’accès demeure restreint.
Il est dans une démarche cohérente : celle d’une intégration panafricaine, fondée sur la rupture avec l’alignement hérité de la guerre froide et la « Françafrique ». L’objectif poursuivi, à travers ces commémorations, est de proposer un commentaire africain sur le monde. « Thiaroye » s’inscrit dans cette perspective. Il s’agit de nous recentrer sur le continent. En cela, les nouvelles autorités marquent une rupture certaine dans l’histoire postcoloniale sénégalaise.
Coumba Kane
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